lundi 09 décembre 2013
“ Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré
de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci,
il leur est facile de s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier.
Ils le savent, d'où une bonne part de leur inquiétude actuelle,
de leur malheur, de leur angoisse .”
(Freud S. “ Malaise dans la civilisation ”, 1930).
Dans son ouvrage des années 30, Sigmund Freud énonce les bases d'un lien social bâtit sur une structure de discours incluant en son sein une béance, un réel impossible à colmater. Et, c'est cette béance même qui sera à l'origine de l'insatisfaction toujours renouvelée de l'individu.
En effet, la rencontre d'un être humain avec les exigences de la civilisation n'est pas du même registre que l'adaptation d'un être vivant à son environnement. Bien que la vie en société soit le produit de l'activité humaine, elle ne répondra jamais totalement aux désirs de l'individu. Et, c'est cet écart vital entre l'exigence de la satisfaction pulsionnelle, et le principe de réalité qui fait naître l'inquiétude, l'angoisse, le mal-être spécifique à la condition humaine. Et cela est irréductible...
Un mouvement sociétal, jusque là, inédit tourmente notre monde contemporain. L'avancée de la culture scientifique ainsi que le discours capitaliste modifient profondément le régime de la jouissance qu'occupe l'individu à l'égard de la civilisation. Sous une figure tyrannique et tentaculaire, l'évaluation s'avance avec ses injonctions normatives colonisant tout notre univers. Ce contrôle des personnes, des choses, des populations prétend suturer cette béance originaire, cet impossible constitutif de la vie. En réponse à cette intrusion, de nouveaux symptômes émergent; de la dépression aux multiples passages à l'acte dramatiques dont l'actualité se fait le relais.
Nous soutenons, à la suite de Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, que l'évaluation telle qu'elle nous ait imposée aujourd'hui n'est qu'une étape transitoire dans le processus engagé de libéralisation des institutions sociales (2004). Ainsi, les textes de loi de “ rénovation du médico-social ” amorçent un tournant capital; ils re-situent, certes, la personne au centre du dispositif mais pour en faire un “ usager ” susceptible de bénéficier d'offres de services flexibles, et en parfaite adéquation avec la satisfaction annoncée de ses “ besoins ” lesquels se doivent d'être dûment répertoriés dans des grilles, référentiels et protocoles divers.
Si l'analogie avec la métaphore économique ne trompe pas, l'individu lui-même, ainsi, “ compensé ” devient un “ handicapé ” incarnant dans son corps cet “en moins”, ce déficit (organique, biologique, cognitif...) promu par les diktats contemporains. Désormais marqué dans son corps, son mal-être à l'heure de la modernité peut s'évaluer, se chiffrer donnant lieu à compensation, et faisant de son être une valeur d'échange parmi tant d'autres...
Nous posons comme hypothèse que diverses opérations sont nécessaires pour y parvenir. En trois temps, nous évoquerons à l'aide d'expériences professionnelles institutionnelles vécues, les étapes décisives de la “ démarche-qualité ” pour tenter de s'imposer en force dans les pratiques. Ce qui ressort plus spécifiquement de ces récits c'est, d'une part, la haine de l'évaluateur pour la dimension irrationnelle et incommensurable comme condition du lien entre les êtres vivants. D'autre part, à l'époque de la généralisation du “ plus de jouir ”, toute politique sociale, toute “ gouvernance ” fut-elle généreuse, protectrice qui se présente sous la forme du contrat articulé aux droits produit un effet de forclusion du sujet.
PREMIERE OPERATION : LA MACHINE A NETTOYER ET LA FORCLUSION DU SUJET.
Il semble que l'essentiel de cette logique, en prenant corps, dans des textes de lois récents n'est fait qu'accentuer les effets délétères d'une réification de l'être parlant. En effet, la loi de rénovation sociale engrenge, en son sein, une conception de l'être humain quelque peu particulière : celui-ci n'est plus tributaire du langage mais de ses besoins. Il est stipulé dans l'article 7, ceci : « (les établissements se doivent de proposer) une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie, son insertion adapté à son âge et à ses besoins , respectant son consentement éclairé (...) ».
Mais de qui parle-t-on?
Cet article fait référence à la personne accueillie dans les établissements et services du médico-social dorénavant nommé “ usager ” ou bien “ bénéficiaire ”.
L'être humain n'est plus appréhendé à partir de la pulsion de vie, de son désir mais indexé sur la satisfaction de ses besoins. Cette approche nous semble quelque peu réductrice car l'individu n'est pas seulement un être de besoin mais aussi et surtout un être de langage, un être de désir, un « parlêtre » disait Lacan. Et comme tout « parlêtre », il reste marqué, dans son corps, par les effets du signifiant.
L' « usager » est référencé et placé « au centre du dispositif ». Des nouveaux droits lui sont affectés. Il a donc la possibilité d'exiger des « prestations individualisées ». Les professionnels désignés se doivent d'orienter leur lecture à « partir des besoins et non de la problématique du bénéficiaire ».
Quand aux professionnels, ils sont dorénavant des « prestataires de services » et doivent s'engager à produire des projets personnalisés sous une forme contractuelle avec une ré-actualisation bi-mensuelle des résultats obtenus. La démarche est jugée favorable en fonction des besoins satisfaits chez « l'usager ». L'évaluation ainsi que l'auto-évaluation permanentes deviennent les signifiants maîtres.
Qu'est-ce que cette nouvelle dynamique des rapports sociaux modifie-t-elle dans le paysage social?
Qui dit modification de la terminologie employée, dit aussi modification de la structure du discours!! Cela implique la transformation de la nature de l'acte social en tant que tel. Nous tenterons d'analyser les ressorts et les conséquences d'un tel discours à partir de ce que nous a apprit Jean-Paul Hiltenbrand dans son ouvrage passionnant sur l' « insatisfaction dans le lien social ». Ce psychanalyste nous invite à entrevoir les conséquences cliniques d'une nouvelle structure de discours produite suite à l'exclusion d'un des signifiants fondamentaux, et ce à partir de la lecture des textes de Saint Just, de Robert Musil, et de Jean-Jacques Rousseau. L'auteur précise ainsi sa thèse : « l'injection d'un signifiant dans un discours (…) est capable de subversion d'un lien social établit ». Il y a une modification de ce qui « se déroule dans un discours : sans modifier sa structure, c'est le mode de jouissance qui est métamorphosé ». Il fait ainsi référence à notre culture contemporaine qu'il appréhende réglée sur une culture hédoniste comme réponse à la chute des idéaux, à la fonction paternelle.
Qu'est-ce que la culture des besoins implique comme transformation dans l'acte clinique, éducatif aujourd'hui?
A partir d'un exemple, vécu dans l'un des établissements dans lesquels nous avons travaillé il y a une dizaine d'année, nous tenterons de saisir les particularités que ce mouvement entraîne dans la pratique éducative. Cet établissement accueille des enfants et des adolescents.
Nous voyons s'avancer, tout d'abord, une mise au pas des pratiques professionnelles, une mise au service du « bénéficiaire » sur le mode de la satisfaction des exigences : dorénavant la mission prioritaire des éducateurs consiste à définir, identifier au maximum les attentes du « bénéficiaire » afin d'y répondre au plus près. S'ensuit alors un recueil effréné de leurs revendications. Au cours de cette mutation, les professionnels parviennent parfois à perdre de vue l'essence même de leur fonction d'écoute, de l'accompagnement social car celle-ci n'est plus liée à une fonction symbolique mais aplatie sur une « fonction instrumentale et fonctionnelle ». Les référents éducatifs, nous précise-t-on, se transforment en « gardiens du planning de l'enfant » et en « collecteurs d'informations ». Suite à cela, il s'en suit une accumulation de savoirs qui doit être perfusée dans le cadre des synthèses sous la forme de lectures de divers compte-rendus successifs : les lecteurs de ces compte-rendus ne sont, en général, pas les personnes qui les ont écrits. Ici, la préoccupation essentielle devient la récupération de multiples savoirs produits par différentes instances sur l'enfant afin de remplir des dossiers déjà sur-chargés. Ces diverses couches de notes constituent un savoir globalisant à partir de traits de comportements observés. Ce savoir commun manipulé par les équipes est ensuite réintégré, réinjecté sous la forme de « restitutions de synthèses » auprès de l'enfant lui-même, et d'autre part auprès des parents.
Mais quelle est la nature de ce savoir ainsi recueilli?
Il s'agit de produire un savoir extérieur sur l'enfant lequel fait retour sous la forme d'une objectivation des troubles de celui-ci plutôt que de faire état d'un savoir élaboré à partir de la position subjective d'un être parlant. Qui prône l'éducateur comme « collecteur d'informations » dit aussi réduction du sujet, non plus à sa dynamique inconsciente, mais à une valeur « chiffrée ».
Un système de verrouillage savamment construit est mit en place pour éviter à ce savoir d'être « troué », interrogé : il s'agit ensuite dans les prises de décision d'élaborer une technique de la prise de parole à partir de « la loi du consensus » permettant de niveler les aspérités, les spécificités professionnelles. Le but est de promouvoir « une harmonisation des pratiques ». Toute opinion est dite juste! L'aboutissement s'apparente au modèle de la pensée unique; mode de défense qui permet de mettre chacun à l'abri du symbolique, de l'agressivité, de la différenciation des générations et de la différence sexuelle.
Ce système d'interprétation nie les termes de la relation intersubjective. Les comportements déviants y sont traqués. Pour répondre à la recherche du « zéro défaut » spécifique à la « démarche qualité », un outil administratif à été inventé, à l'interne, pour y parvenir : les « fiches d'incidents ». Le comptage en bonne et due forme du nombre de « fiches » pour chacun des jeunes verbalisés appelle à un second traitement; celui de l'exclusion.
Lorsqu'on parle de ces indésirables en revendiquant le suivi des « procédures de réorientation » n'est-ce pas, ici, une manière policée de nommer notre embarras? De dire notre volonté de les évincer du circuit?
A partir de l'élimination d'un terme de la relation intersubjective, un nouveau type de discours émerge et se constitue. Il se récrée à partir de cette forclusion arbitrée. Edouard Zarifian nous livre : « toute quantification des symptômes en psychiatrie pour en faire des objets homogènes, universels et comptables suppose un déni de la spécificité individuelle du psychisme dans sa dimension subjective ».
Une production administrative effrénée appliquée au psychisme autorise une déresponsabilisation éthique du professionnel à l'égard de la démarche de soin, à l'égard du sujet : on ne prend plus le risque du transfert.
Ici, le grand « nettoyage » contribue à vider la rencontre de la dimension inconsciente. Cependant, le sujet enfin débarrasser de son inconscient pourra-t-il mieux résoudre son mal être ?
DEUXIEME OPERATION : LA MACHINE A EVALUER ET LE CONTRAT.
On entrevoit un évitement manifeste de la castration, du rapport au manque; tant du côté du professionnel que de l'enfant; ce dernier étant réduit à un pur « être de besoin ». Nous ne saurons pas étonnés de voir au fur et à mesure de l'insistance de cette forclusion de voir apparaître, dans notre établissement, une prolifération de grilles, protocoles, questionnaires... de pratiques d'auto-évaluation. Même le langage change. Par exemple, les éducateurs ne font plus d'entretiens éducatifs mais des « suivis de projets individualisés ». Un néo-langage apparaît constituant une entrave à la pensée clinique. Le langage perd sa fonction essentielle de signification et d'équivocité.
Les besoins ainsi répertoriés sont formulés en terme binaire, à partir d'une logique comptable : le chiffre désigne maintenant « les niveaux de compétences des jeunes », produisant au final une véritable industrie du chiffre.
L'annulation d'une dimension Autre dans l'écoute d'un symptôme n'est pas sans entraîner des effets sur le sujet car, comme nous le précise Hiltenbrand, « on ne saurait impunément rompre un certain équilibre organisé par la fonction signifiante sans engendrer des répercussions imprévisibles ».
Dans l'établissement, on entrevoit une augmentation de l'absentéisme chez les professionnels, une propension aux passages à l'acte chez les jeunes. Des curieux phénomènes interprétatifs de type « paranoïdes », avec élection de « mauvais objets », commencent à teinter les rapports sociaux. L'Autre (du symbolique) devient persécuteur dans un tel système de référence. Il suffit de se reporter au titre évocateur d'un article de Jean-René Loubat pour en prendre la mesure : « Prestataires et bénéficiaires doivent passer un contrat! Pour en finir avec l'ambiguité, la méfiance, la condescendance, l'approximatif... ».
Pourquoi de telles implications? Quelles sont donc, dans cette démarche de protocolisation des affaires sociales, les paramètres de la relation ainsi créées?
Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner nous indiquent une hypothèse à prendre en considération : ils évoquent, tous deux, par le biais de la contractualisation ainsi instaurée, le retour à une relation imaginaire. A la page 15 de leur ouvrage, ils décrivent : « La loi (…) suppose le tiers, le grand Autre, alors que le contrat, c'est finalement un effort pour donner un statut symbolique au stade du miroir ».
Pourquoi, ou comment en est-on arriver là?
Le contrat induit l'idée d'une relation symétrique, « d'égal à égal », alors que « la loi ne repose pas sur l'égalité des partenaires ». Cette relation de symétrie est recherchée afin de “ compenser ” la supposée vulnérabilité de “ l'usager ” dans la rencontre. Cela tend à niveler, volontairement, les places des partenaires, sur un plan symbolique.
Malheureusement, dans cette démarche, ce que l'évaluateur ne repère pas c'est que dans la relation d'aide ce n'est pas le patient qui est en position d'objet mais le thérapeute. Contre toute attente, dans le transfert, le savoir se situe du côté du sujet.
Et, le défaut qu'opposent au contrat, les deux auteurs cités, c'est que contrairement à la loi, le sujet ne peut se révolter contre.
Le système de la contractualisation produit alors quelque chose d'inédit; un univers illimité. En effet, « les droits de 89 relèvent du limité; ils font limite aux lois. Mais les droits de l'homme, dans leur version moderne, relèvent de l'illimitation. Illimitation des droits, illimitation des contrats, illimitation des procédures d'évaluation, illimitation de la validité de la forme problème-solution, tout cet ensemble se co-appartient ».
Nous pourrions aussi rajouter illimitation de la statistique.
Est-ce l'advenue de ce système illimité qui produit, en retour, que Lacan appelait « le virage de la jouissance à la comptabilité »?
La transformation des termes contenus dans un discours apporte une modification du rapport à la jouissance. Devant ces « usagers » auxquels il nous faut désormais répondre au plus près de leurs besoins pour les satisfaire au risque de se voir épinglé par le « médiateur », ne pouvons-nous pas entrevoir-là la menace d'une jouissance non satisfaite, d'une jouissance débordante? Le « bénéficiaire » n'incarnerait-il pas la figure d'un Autre impétueux, exigeant, jouisseur dont la tâche serait une mise au pas normative des pratiques? Dans un tel contexte, le retour de la limite ne pouvant plus s'appuyer sur la fonction symbolique s'avance-t-il aujourd'hui sous les traits du droit, des contrats multiples, des grilles et référentiels de toute sorte supposés contrer cette jouissance non cadrée?
Dans cette logique relationnelle, le savoir bascule du côté du professionnel devenu alors « expert ». L'expertise ainsi constituée, bouclée risque de venir obstruer le rapport du sujet à sa vérité subjective. Et « l'évaluation sous sa forme totalitaire policière et scientiste est un cancer qui ronge le savoir parce qu'elle est arrimée à une idéologie sécuritaire ».
Pour Miller et Milner ce processus de sur-évaluation est qualifié de pervers. Pourquoi? Parce que, nous disent-ils, l'évaluation suppose le consentement de l'interlocuteur au travers d'une « soumission librement consentie » (Joule et Beauvois). D'une position de “non savoir” apparente, l'évaluateur extorque le savoir issu de la pratique et le ré-injecte sous sa propre forme à lui. L'allure que prend ce corpus s'apparente à un discours dénaturé, scientiste et axé sur une déresponsabilisation du professionnel. En effet, ce verbe à défaut de se supporter du discours du maître, lequel pourrait entrevoir sa propre cause, reste malheureusement opaque, et clôt sur lui-même : le signifiant premier S1 n'est plus rattaché à d'autres signifiants S2, S3... enserrés dans une chaîne signifiante. Cette nouvelle production se soutient d'une application bureaucratique de son idéologie à partir de la diffusion de protocoles à appliquer stricto sensus. La prise en compte d'une logique du “un par un” reste étouffée par une execution mécanique du référentiel. Ce qui fait qu'une décision peut être prise, non plus à partir d'une fonction symbolique d'autorité, mais à partir d'un ordre établit sur un lieu anonyme.
Pourquoi ce dispositif est-il dit pervers?
Nous nous souvenons d'une conférence organisée, à Rennes, en 2006. Il y avait, au cours de ces journées d'étude, une intervention appréciée de Jean-Marie Forget. Il précisait ceci : dans l'interlocution, lorsque le sujet ne rencontre pas la division de l'Autre, mais la présentification d'un protocole, le sujet rencontre un trait de jouissance. Il ne peut alors qu'y opposer un passage à l'acte.
De même, les évaluateurs exercent un contrôle continu sur nos pratiques avec pour injonction l'idée qu'il nous faudrait “ nous ré-approprier ” leurs référentiels et autres “ guides de bonnes pratiques ”, de même les professionnels ont pour consigne de délivrer aux “ usagers ” un projet clé en mains avec sollicitation active de leur adhésion. Ne parlons-nous pas, aujourd'hui, de “ négocier les projets ” avec les “ usagers ”?
Ainsi, la boucle est bouclée de la hiérarchie administrative à la base : sans interroger ses principes de fonctionnement, le professionnel est invité à reproduire, sur les “ bénéficiaires ”, le mode de gestion qui lui est appliqué par l'évaluateur.
Le système est entretenu grâce à des procédures d'auto-évaluation régulières, des contractualisations réciproques en engageant les divers partenaires à se conformer aux objectifs-résultats inventoriés en début de chaîne.
TROISIEME OPERATION : LA MACHINE A RECYCLER ET LA POLITIQUE DU CHIFFRE.
Le professionnel n'est plus sollicité du côté de l'éthique mais confiné à une application automatique et répetée d'actes techniques. Les effets peuvent s'en ressentir rapidement par l'émergence d'un sentiment d'inutilité, de frustration, d'ennui, de désinvestissement pouvant conduire à l'usure, au “black out”. Le recyclage, ici, vise à assigner à l'individu la place d'un “mort vivant”. Cette assignation permet son recyclage dans la machine, par l'entremise de process scrupuleusement surveillés, ayant pour finalité la production d'un “produit fini” tout neuf, lavé de toute subjectivité. Cette sortie de la machine est faite par les professionnels, eux-mêmes, compatissants. Il n'est pas étonnant de constater, par la suite, un retour de balancier car on ne peut pas éternellement transgresser le rapport à la loi sans conséquences majeures pour sa propre santé.
La question qui se pose ici est celle-ci : quelle sera la nature du retour, dans le réel, de cette forclusion programmée?
Quant au sujet, son sort n'est guère enviable. Objectivé à l'extrême, il tend à perdre son identité : il est alors épinglé à la statistique. Miller nous livre son analyse : “ L'opération de l'évaluation fait passer un être de son état d'être unique à l'état de un entre autres (…) il accepte d'être comparé, il devient comparable, il accède à l'état statistique ”.
Dans la réponse contractuelle, l'acteur est mis sous contrainte de se conformer aux objectifs pré-établis qu'il vient de signer. Ce document contractuel permettra, dans un second temps, de se défendre dans le cas où un “ usager ” déclenchait une plainte, voir un procès. En effet, “ un soin particulier doit être apporté à ce dossier en ce qu'il représente probablement une base pour les constations ultérieures du patient ”.
Le risque est celui-ci : prit dans un tel dispositif, le sujet peut se sentir sous pression, étroitement surveillé, angoissé du fait d'être ainsi enfermé dans le discours qu'un Autre pose sur lui. Le versant répressif n'est pas très loin. Son cheminement psychique invalidé, son désir contractualisé le sujet peut se trouver déboussolé, désarrimé : ne reste, pour lui, que le flou de l'identification normée à ce qu'il suppose d'être la commande de l'Autre moderne. Du coup, à défaut d'un “trou” dans le lieu de l'Autre, il est réduit à réaliser ce qu'on dit de lui c'est-à-dire qu'il peut venir incarner l'objet du fantasme véhiculé par l'Autre normatif.
En effet, dans la névrose, le sujet est toujours prit dans une quête de reconnaissance par l'Autre qu'il cherche à vérifier coûte que coûte.
Cette logique de la “machine à recycler” tente de faire glisser l'être à une place de “produit”. Après l'avoir nettoyé de son inconscient, une légitimité est donnée à l'application de méthodes de ré-éducations fonctionnelles à son symptôme.
Ceci n'est qu'une phase transitoire dans la transformation de son propre rapport à l'inconscient : l'au-delà de la symptomatologie n'existe plus. Elle est réduite à une liste de “ troubles ” à faire disparaître. La dimension humaine est réifiée et les déviances traquées et quantifiées à l'aune d'un budget comptable. En fin de chaîne, l'individu en ressort affublé d'une nouvelle position psychique; celle d'être un objet, un produit parmi tant d'autres. Tout comme la “ loi du marché ” le préconise en économie, il n'est pas de bonne augure de s'opposer à la circulation des biens, des marchandises et des produits.
Le mécanisme décrit au niveau de l'individu est le même que celui qui est à l'oeuvre dans toute société moderne. Faisons un pas de plus : Miller et Milner parlent de “ la réglementation administrative illimitée ” comme étant une phase de transition entre “ un état -providence ” et un système libéral.
Dès les années 70, dans sa conférence à l'Université de Milan , Lacan avait avertit ses auditeurs, habitué à voir le sens sous le sens, de cette avancée frénétique du libéralisme. Dans la démarche capitaliste, précisait Lacan, l'esclave a été remplacé par des hommes réduits à l'état de “ produits ” : “ des produits , indiquait-il, consommables tout autant que les autres ”. C'est surtout à cette avancée rapide qu'il liait l'utilisation d'une terminologie singulière telle que “ matériel humain ” ou “ société de consommation ”....Il notait, déjà, qu'une certaine euphorisation accompagnait ce mouvement. Nous avions, déjà, nous-même noté que la mise en place de “ la démarche-qualité ” dans les établissements s'accompagnait généralement d'une euphorisation de la part de certains professionnels. Cela n'est pas étonnant, dans la mesure où tenir un tel discours suppose d'occuper (pour un temps, du moins!!), une position psychique particulière; en effet, le discours de la “ démarche-qualité ” autorisé dans le champ de l'industrie répond à des impératifs précis, normatifs. Il s'agit de s'accorder avec la concurrence, de satisfaire les clients à partir de la réponse du “zéro-défaut”... C'est une structure de discours qui n'inclut plus le rapport à la limite. La confrontation à ce type de discours n'est pas sans produire des effets sur le psychisme des êtres en présence.
EN CONCLUSION : UNE CERTAINE IDEE DU “BIEN”.
A partir de nos diverses expériences professionnelles dans plusieurs établissements sociaux gangrénés par ce type de discours, nous avons amorcé un travail de réflexion collectif afin de restaurer du sens dans nos pratiques.
Aussi, au départ, devant la propagation de cette idéologie, impliquant de profondes modifications structurelles de nos fonctions, nous sommes restés, un temps, interdits, perplexes ou sidérés. Puis, désireux de défendre une autre conception de l'être humain, nous avons décidé “à plusieurs”, de nous opposer à cette réduction sauvage du travail social. Nous refusions de valider, d'anticiper cette solution finale et la lecture d'un article, à l'époque récemment publié, ainsi que l'apport de témoignages d'autres professionnels du secteur nous y avait aidés....
Nous avions décider, dès cette époque, d'en faire autant.
En réponse à “ l'appel à contribution ” du Comité de vigilance des CMPP et CMP de l'Ouest, en 2007, nous avions produit un témoignage de notre expérience institutionnelle et tenter d'analyser les ressorts de cette problématique évaluative.
L'article de Jean-François Cottes du “ collectif pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans! ”, nous avait permit de dégager quelques axes de résistance. L'auteur propose, dans son texte “ L'ère du savoir-pouvoir” , trois orientations essentielles que nous avons successivement retranscrites dans l'histoire de notre institution :
A la suite de Yves-Charles Zarka, nous postulons que cette passion effrénée pour l'évaluation se présente comme une idéologie, et que cette idéologie est l'une des grandes impostures de cette dernière décennie. Depuis Marx, nous précise-t-il, l'idéologie se définie de la manière suivante : “ une vision du monde ou, plus modestement, une représentation illusoire qui transforme et même inverse la réalité et qui, pourtant, suscite la croyance ou l'adhésion ”. Cette logique de l'évaluation se déploie dans tous les domaines, secteurs (art, culture, éducation, soin, enseignement...) sans considération ni d'âge, ni de limite; même les domaines les plus privés, intimes de la personnalité sont traqués. Cette idéologie consiste à faire passer pour une mesure objective, un calcul bénéficiant d'une caution scientifique, ce qui relève d'un pur exercice de pouvoir auto-crédité. En effet, “ le pouvoir politique, quelle que soit sa légitimité, n'a aucun droit sur le savoir, ni sur sa production, ni sur sa transmission, parce que le savoir relève d'un autre ordre que lui. S'il veut étendre son empire sur le savoir, il devient tyrannique ”.
Avec la généralisation de l'évaluation, la question porte sur l'illusion de corriger “ le malaise dans la civilisation ”, et le remède imposé. Le plus frappant, dans cette démarche, c'est que chacun procède à partir d'une certaine idée du “ bien ”; concept restauré en impératif de “ bientraitance ”. Ce concept du “ bien ” est suffisamment fort pour venir ordonner toute la rationalité des évaluateurs mais aussi pour établir une certitude selon laquelle ce “ bien ” serait généralisable pour tous, et devrait soulever l'enthousiasme de tous dans son application protocolaire. Cette idée domine cette volonté de réforme et la légitime. La place accordée à ce signifiant nouveau, régente tous les récits novateurs, et les textes produits; il se révèle être le terme autour duquel se fonde un nouveau type de lien social.
Ainsi, au travers du passage dans “ la machine à nettoyer ”, l'individu accède à un statut nouveau; dépouillé de sa dimension subjective il perd son statut d'être unique. En passant par les fourches caudines de “ l'évaluation ”, il devient lui-même un être évalué, un être comparable et comparé parmi tant d'autres. Enfin, son “ recyclage ”, contribue à le hisser à la statistique.
La perversité de ce système se révèle lorsqu'il est conclut par l'obtention du consentement de la personne à s'auto-réduire à l'état d'un produit, d'un chiffre, d'une mesure ….comme le sont les choses de ce monde.
* * *
La psychanalyse reste, aujourd'hui, d'autant plus précieuse parce qu'elle nous enseigne que le sujet, de part sa condition d'être parlant, est affecté dans son corps par les signifiants du langage.
Réintroduisant la dimension de la jouissance dans son corpus, le praticien peut alors entrevoir les conséquences du symbolique sur le corps, le psychisme de l'individu. L'écoute analytique respectueuse d'un sujet procède à partir d'un acte qui engage le clinicien au lieu de son désir, et l'éthique comme boussole nous indique que les solutions symptomatiques sont toutes singulières.
Texte envoyé à Jean-François Cottes, responsable de l'INTERCOPSYCHOS, à Brest, le jeudi 4 février 2010, dans le cadre d'un travail préparatoire au forum à Paris sur “ L'évaluation tue ”.
Textes de loi 2002-02, article 7, section 2. Le terme « besoin » a été souligné par moi.
Loubat J.R., “ Pour une personnalisation des prestations dans les établissements ”, revue le lien social, n°649, janvier 2003, p8.
Hiltenbrand J.P. « Insatisfaction dans le lien social », érès, 2005, p16.
Les termes notés en italique révèlent la terminologie usitée dans cet établissement du médico-social, dans son réglement, dès la rentrée 03.
Dans certains établissements, ces fiches sont aussi nommées « fiches de traitement des événements indésirables ». Ce terme est reprit tel quel du champ de l'industrie (Doucet Ch. “ La qualité ”, puf, Que sais-je?, Paris, 2005).
Zarifian E. « Quantification des symptômes en psychiatrie : évaluation, application aux traitements, conséquences en psychopathologie », dans Soigner, enseigner, évaluer? Cliniques méditérranéennes, érès, n°71, 2005, p9.
On compte niveau 1, 2 ou 3 pour désigner les besoins en éducatif, pédagogique et thérapeutique. Dans d'autres établissements, on compte jusqu'à 5 puis A, B, C et D pour désigner les axes « aptitudes mentales », « capacités d'initiatives », “ comportement social ” ...etc. en fonction du référentiel usité. Certains items posent largement question quant aux risques de jugement de valeur posés sur les personnes. Par exemple, une rubrique “ caractère ” figure dans un référentiel d'association : “ 1.Apathique ou antipathique, 2.Manque de dynamisme, 3.Humeur changeante et instable, 4.Agréable mais peut faire la tête lorsqu'il est mécontent, 5.Agréable en toute circonstance. ” (il s'agit de cocher d'une croix l'item correspondant à la personne accueillie).
Hiltenbrand J.P., op. cit., p21.
Loubat J.R. « Prestataires et bénéficiaires doivent passer un contrat! Pour en finir avec l'ambiguité, la méfiance, la condescendance, l'approximatif... », revue du lien social, n°527 du 13 avril 00.
Miller J.A. et Milner J.C. « Evaluation. Entretiens sur une machine d'imposture », Agalma, Paris, 2004, p15.
Miller J.A. et Milner J.C., op cit, p14.
Gori R. et Hoffman Ch. “Entretien avec Elisabeth Roudinesco : évaluation et expertise”, dans Soigner, enseigner, évaluer? , op cit, p125.
Nous voulons, à ce propos, citer un exemple tiré de notre pratique afin de montrer à quel point les professionnels, eux-mêmes, en viennent à intérioriser ces nouvelles normes. Au cours d'une réunion animée, nous souhaitons décrire les modalités de nos interventions thérapeutiques. Suite à une indication d'une psychothérapie par l'équipe, pour un enfant du service, nous expliquons que nous souhaitons recevoir d'abord l'enfant et sa famille pour “ me présenter, parler de mon travail, de l'indication ainsi que de l'évolution de leur enfant ”. Nous précisons aussi que nous voulons entendre l'avis des parents, avant de recevoir leur fils. A cela, nous est rétorqué par l'une des coordinatrices qu'un avis n'a pas à être demandé dans ce lieu, le recueil de la satisfaction des familles se faisant au moment de la distribution des questionnaires de satisfaction!!???.
Forget J.M. “Autre temps, autres moeurs, autre clinique...”, Stress, TOC, TAG, TAS, TAP : que reste-t-il de nos angoisses? , Association Lacanienne Internationale, journées d'étude du 14 et 15 octobre 2006, Rennes.
Pitcho B. “ La constitution du dossier médical dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux au regard de la loi du 4 mars 02 ”, Union Sociale, n°167, mai 03, p17.
Lacan J. [1969-70] “ L'envers de la psychanalye ”, séminaire XVII, Seuil, Paris, 1991, p35.
Ce travail a fait l'objet d'une présentation publique à l'Université V.Ségalen de Brest. Lespeix S. “Effets des politiques évaluatives actuelles dans le quotidien des pratiques sociales. Un enfant dans la machine à nettoyer”, Un monde de fous. Le savoir “expert” créera-t-il l'homme de demain? , atelier n°4, conférence-débat du 17 mars 07 organisée par le Comité de Vigilance des CMPP et CMP de l'Ouest, Brest.
Cottes J.F. (collectif) “L'ère du savoir-pouvoir”, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans! , érès, 2006, pp163-169. Les phrases indiquées en italiques et en gras sont les hypothèses de l'auteur.
Zarka Y.Ch.”Qu'est-ce que tyranniser le savoir?”, éditorial, L'idéologie de l'évaluation. La grande imposture , revue Cités n°37, puf, Paris, 2009, p3.