jeudi 08 novembre 2012
Superviseur : escroquerie ou semblant?
« Ce métier est peut-être passionnant, mais quelle fatigue, si l'on ne veut pas se sentir tout de suite un imposteur... »
Jacques Nassif, Comment devient-on psychanalyste , erès, 2012
L'Institut européen psychanalyse et travail social (PSYCHASOC ) que j'ai créé et dirige à Montpellier depuis 12 ans a été contacté récemment pour animer des séances de supervision dans un établissement médico-social. Jusque là les séances étaient animées par deux psychanalystes de la région, cliniciens aguerris, du moins on peut le supposer, et théoriciens reconnus. Mais malheureusement ils n'avaient visiblement aucune connaissance, ni de la supervision, ni des institution sociales ou médico-sociales. Au bout de très peu de temps les participants des équipes concernées vinrent trouver le directeur, atterrés. Ils lui confièrent que l'un « jouait le sphinx »: il passait les séances sans un mot; quand à l'autre il faisait des cours, il se croyait à la fac. Évidemment, les effets furent désastreux. Il faut ajouter que ces deux psychanalystes font partie d'un association bien connue que je ne nommerai pas, dont le mot d'ordre - guerrier s'il en est - est la « reconquête » du champ social. Un courrier il y a quelques années émanant du responsable national ordonnait aux responsables régionaux d'infiltrer le champ du travail social. Escroquerie et faute éthique sur deux versants. D'abord vis à vis de la pratique analytique. Hors cabinet, pas de pratique d'analyse. Que penserait-on d'un chirurgien se baladant dans les rues, scalpel à la main, et tailladant dans tout ce qu'il croise sur son chemin? Si Lacan a pu parler de psychanalyse en extension, par rapport à la cure, en intention, ce n'est certes pas dans ce sens hégémonique et totalitaire. Ce qui a cours dans la rue, disait Freud, n'est pas équivalent à ce qui se passe sur le divan. Ceci implique un repérage rigoureux des places de psychanalyste et de superviseur. Sur cette distinction radicale, autrement dit, la détermination de deux champs d'intervention, la réalité psychique d'un côté et la réalité sociale de l'autre, je renvoie au texte méconnu de Freud, qui constitue la préface à l'ouvrage d'un éducateur, August Aïchhorn. Il se trouve que des professionnels, dans l'éducation, la santé, la justice etc, ayant eux-même parcouru un chemin dans l'analyse, s'appuient sur cette expérience pour soutenir leur position. En aucun cas ils ne font de l'éducation, de la santé, de la justice etc psychanalytique. Autre volet de la faute éthique: c'est ne rien connaitre de la fonction de superviseur que d'en faire le cheval de Troie d'une colonisation du champ social par la psychanalyse. Cela témoigne d'un profond mépris pour les travailleurs du social. On a fait comme si la fonction de superviseur allait de soi. Des jeunes psychologues et psychiatres s'y lancent, sans aucune formation. Des psychanalystes, on vient de le voir, sortent de leur cabinet et détournent cette place, des sociologues, des psychosociologues s'en mêlent, des coach et des consultants y mettent leur grain de sel etc. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits! Et trop souvent le résultat produit est un dégoût et de cette pratique singulière de parole à partir de l'exercice professionnel, et au-delà de la psychanalyse, d'où peu ou prou, toutes les pratiques de supervision, d'analyse de la pratique, de régulation d'équipe etc sont issues. Les prémisses en étant posées, bien avant Balint, dans les fameuses « séances du mercredi soir » que Freud réunissait à Vienne dans son cabinet dès 1902.
Je m'arrêterai là de cette anecdote tragique, qui exigerait pourtant de plus amples commentaires, pour préciser ce qu'il en est de la place de superviseur dans des équipes de travailleurs sociaux. La fonction, que pour ma part je soutiens effectivement à partir de mon expérience personnelle de la cure et de mon travail d'analyste, vise avant tout un désencombrement, un démêlage, un « désempéguage » (comme on dit dans le Midi) du transfert qui se noue entre un usager et un professionnel. L'essence même du travail social, pour mener à bien les missions qui lui incombent, on le sait, réside dans ce que Freud désigne sous le chef de « maniement du transfert ». Autrement dit de faire le clair dans la relation engagée entre un professionnel et un usager. Or le transfert et son maniement sont déterminés par le champ dans lequel opère la rencontre humaine. Dans l'espace pédagogique, par exemple, le transfert ne pourra être mis au travail que dans ce cadre et avec les outils afférents, théoriques et pratiques. Il n'y a pas de psychanalyse sauvage possible qui proviendrait d'une application barbare du champ de la cure sur un autre champ, social en l'occurrence. Je renvoie au travaux de Mireille Cifali , Francis Imbert et quelque autres. Et dans ce domaine je ferai une mention particulière à Fernand Oury le créateur de la Pédagogie institutionnelle . Il en va de même dans le domaine du travail social . Ou encore dans les métiers de la santé. Les groupes Balint, du nom de son inventeur, furent impulsés d'abord dans le domaine médical, auprès de médecins et d'infirmiers, que Michael Balint, animateur de la célèbre Tavistoc Clinic, trouva à son arrivée dans un état psychique déplorable, livrés à leurs émotions et ressentis, sans aucune possibilité de les élaborer, de les métaboliser.
On pourrait de la même manière étendre la question à l'entreprise, des associations, ou de corps constitués comme l'armée ou les ordres religieux etc A chaque fois les conditions d'exercice, même si le noyau dur, à savoir le dénouement du transfert reste constant, obéissent à l'inscription dans un contexte qu'il s'agit de repérer d'emblée et de prendre en compte. Ainsi dans le travail social, des question comme : qui demande (équipes ou direction)? Qui paie? Séances obligatoires ou à option? Dans l'établissement ou en dehors? etc n'ont rien de négligeable et déterminent l'ouverture ou la fermeture de l'espace de supervision .
La fonction de superviseur, si l'on admet l'hypothèse que je soutiens, d'une travail opérant sur le transfert, s'ouvre à partir d'un paradoxe: y être sans y être, occuper la fonction, sans se prendre pour la fonction. Ce qui ne fut pas le cas des deux psychanalystes incompétents précités, qui occupant la fonction, s'y prenaient pour des psychanalystes. Double confusion des places, en vue d'une « lutte des places », de mauvais aloi, quand on parle de psychanalyse. Les Onfray et consorts ont alors beau jeu de taper sur tout ce qui s'avance sous le chapeau de psychanalyse avec le bâton qu'on leur tend pour être battu.
Y être sans s'y croire. C'est énigmatique. Pour l'illustrer je propose une petite histoire qui nous vient d'Asie. Un nomade avait 17 chameaux et 3 fils. Il vint à mourir en laissant le testament suivant: je demande que l'on distribue ainsi mes 17 chameaux: la moitié à l'aîné, un tiers au second et un neuvième au petit dernier. Évidemment le partage est impossible: 17 n'est divisible ni par 2, ni par 3 ni par 9. Comment faire? Ils s'en ouvrent à leur oncle qui leur répond que lui il en a des stocks, des chameaux, et pas d'enfant. Il propose de leur en donner un de son troupeau: un de plus ou de moins! Effectivement à partir de ce chameau en plus l'opération s'avère faisable: le premier reçoit 9 chameaux, le second 6 et le dernier 2. Mais lorsqu'on fait l'addition: 9 + 6 + 2 = 17. Le chameau en plus peut être rendu à l'oncle malin et fin logicien. Il n'a servi que d'opérateur de division.
Ainsi en va t-il de la fonction de superviseur. Il garantit la division que produit la parole de chacun. Car l'exercice de la parole non seulement produit une division pour chaque sujet, mais aussi entre les sujets. L'exposé dans cet espace d'une situation clinique, à partir d'un dispositif de parole rigoureux sur lequel je reviendrai - ce n'est pas le café du commerce, ni la foire d'empoigne - permet au professionnel non seulement de se détacher de la situation transférentielle, de trouver, comme l'énonce Winnicott, la bonne distance, mais de plus évite les amalgames que l'on connait bien dans les groupes, soit de fusion, soit de rejet. Le superviseur en garantissant que la parole de chacun soit non seulement accueillie sans détournement possible, mais entendue dans toutes ses résonances dans ses énoncés, comme dans son énonciation, tient sur la ligne d'horizon l'objectif de ce travail: le dénouement du transfert engagé entre un professionnel et un dit usager. A Psychasoc nous avons également « bricolé » un second dispositif, nommé « régulation d'équipe » qui vise le transfert entre professionnels. En effet un institution, c'est transfert à tous les étages! Mais il s'agit de ne pas mélanger les espaces d'élaboration. Comme le disait récemment Jean Oury: quand on arrive dans une institution, mieux vaut se munir d'un compteur Geiger, qui consiste en une question: est-ce que dans cette institution on prend au sérieux le travail sur le transfert? Si ce n'est pas le cas, ajoutait-il, fuyez à toutes jambes! En effet combien de passages à l'acte dommageables sur les usagers ou les collègues, tiennent à ce défaut d'élaboration.
Je reviendrai succinctement sur le dispositif en trois temps, nommé « instance clinique » que nous avons « bricolé » à Psychasoc. Cette tripartition m'a été inspirée à la fois par la fréquentation des groupes Balint et au point de vue de l'étayage théorique par l'article de Jacques Lacan sur le temps logique . Trois temps donc dans l’instance clinique : récit, retours et conversation. Dans le premier temps l'un raconte une histoire tirée de sa pratique, les autres écoutent et ne peuvent intervenir; dans le second temps chaque participant fait retour à l'exposant de ce que l'écoute de sa parole lui a fait et l'exposant écoute et ne peut intervenir; un troisième temps, que je désigne comme « conversation » s'ouvre à l'échange, à bâtons rompus, comme on dit. Le superviseur n'intervient pas durant les deux premiers temps, sauf pour rappeler le cadre, si nécessaire; mais il participe, à sa façon, selon son style, à la conversation. Trois temps qui constituent l’armature autant des séances de supervision dans les institutions, que de la formation de superviseurs. C’est au fil de ces trois temps que nait une question, une énigme. L’énigme, mot qui puise son origine dans le grec aïnigma , désigne bien : ce qu’on laisse entendre, un récit, une fable. Telle celle que la Sphinge pose au jeune Œdipe. Qu’est-ce qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux le midi et sur trois le soir ? L’être humain. Autrement dit le dévoilement de l’énigme débouche sur une autre énigme : qu’est-ce au fond qu’un être humain ? Elle surgit dans le sous-entendu, voire le malentendu. Mais comme le lion cher au cœur de Freud, elle ne surgit qu’une fois et il faut saisir la bonne occase, le kaïros , pour l’attraper au vol. Cette énigme, enchâssée dans les méandres du transfert, est le plus souvent cachée et occultée par des considérations très rationalisées, très intellectuelles, des explications qui en obstruent la venue. Les projets institutionnels bien souvent lui servent de paravent. Le dispositif d’instance clinique a pour objectif de la faire surgir, évidemment par surprise, quand on ne s’y attend pas. Ce qui ne relève ni de la maîtrise, ni de la programmation mais met en œuvre cette posture à laquelle Héraclite d’Ephèse nous invita : savoir attendre l’inattendu ( elpis anelpiston ). Une énigme qui se présente comme un noyau dur, tels les flocons de neige qui cristallisent autour d’un noyau de fer avant de se précipiter et de se répandre en un blanc manteau sur la terre. C’est ce noyau d’étrangeté qu’il s'agit d’abord de laisser advenir. Nous partons de petites choses, loin des grandes idées qui noient le poisson. Pour l’un c’est une émotion particulièrement enfouie, apparue au détour d’un cas clinique, en lien avec sa propre histoire ; pour l’autre l’étonnement de s’entendre renvoyer par ses collègues qu’il avait employé quinze fois le même mot ; pour un autre encore il apparait qu’il rythme son propos de coups frappés sur la table ; « pourquoi les pleurs me viennent quand je parle de cette jeune fille? », questionne une autre etc Et, comme Freud nous l’enseigne pour les rêves, chacun peut remonter le fleuve - pas du tout tranquille - de cette énigme étrange. On suit le défilé obscur des associations de signifiants pour s’approcher de la source vibrante inconsciente d’où elle a surgi, auquel le transfert vient faire écho, dans la confusion, où l’on ne sait plus ce qui est de l’un et ce qui est de l’autre.
Évidemment cela exige du superviseur une rigueur dans la posture, dont je dirai quelques mots. Qu’il intervienne en supervision ou régulation auprès des équipes de professionnels, le superviseur passé par l'analyse prend son ancrage d’un lieu autre, étrange et étranger, une « autre scène », terme par lequel Freud désigne l’inconscient. C’est à partir de ce lieu de l’expérience qu’il en a tiré dans sa propre cure, qu’il peut soutenir un déplacement. C’est la raison pour laquelle celui qui fait fonctionner cette autre scène au prix de l’incarner, en institution sociale ou médico-sociale, ne peut émarger comme salarié. C’est une place de passager clandestin, de passe muraille. Une place d’où émergent des actes déplacés, incongrus, étonnants, inouïs, insus, déroutants qui produisent des bougés, comme on le dit en photo, dans les positions des professionnels. Que ce soit dans le transfert engagé avec les usagers en supervision ou dans le transfert qui les lie aux collègues institutionnels et aux partenaires. Donc une place vide. Mais aussi une place de siège éjectable. Une place qui n’est assurée que de la présence charnelle, dirais-je, en chair et en os, d’un quidam qui fait le pari d’occuper cette place vide, d’incarner cette fonction, de la prendre sur soi, donc en quelque sorte, d’y être, sans y être. L'escroquerie consiste, on l'a vu, à détourner pour soi (serait-ce au nom d'un groupe ou d'une association) l'illusion qui gît au cœur du transfert, la supposition d'un savoir attribué au superviseur; le semblant part de cette illusion pour en permettre la disparition et favoriser l'émergence d'un espace où les professionnels puissent élaborer leur propre savoir.
On est en droit d'attendre du superviseur un certain déplacement. Le superviseur est un « tire-bouchon », sans cesse il réouvre ce que la pente institutionnelle tend à clore : le questionnement, les énigmes de la clinique, les embrouilles du vivre et travailler ensemble, l’inquiétante étrangeté, l’intranquillité… Telle la case vide du jeu de pousse-pousse il fabrique de l’ouvert, pour le dire à la manière de Martin Heidegger. Il dépoussière l’accumulation des savoirs et des savoir-faire, des préjugés, des « yaka » et des « faukon ». Il desserre l'étau des prescriptions et textes législatifs. Dans ce jeu d’enfant, le pousse-pousse, seule la case vide garantit qu’une combinaison de lettres ou de chiffres puisse opérer. Il en va de même autant dans l’énergie du désir qui anime chaque sujet que dans les mouvements intersubjectifs qui font le vivant d’une institution. Il arrive parfois que se produisent des occlusions, des barrages, des sédimentations. Il est évident que les tentatives folles de maîtrise connues de nos jours sous le nom de management, gouvernance, accompagnés des démarches-qualités, normes iso, évaluations-contrôles etc validés par la montée au zénith des neurosciences cautionnant l’avènement d’une homme-machine, parasitent aujourd’hui les institutions thérapeutiques, éducatives et pédagogiques. Le déplacement du superviseur alors participe d’une forme de subversion de ce discours dominant qui réifie, chosifie, aliène le vivant des sujets et des institutions. On peut dire, on devrait le dire ainsi, plutôt que de chercher des poux dans la tête des superviseurs qui se réclament de la psychanalyse, qu’il s’agit là d’une entreprise de salut public. Évidemment le superviseur ne peut pas tout : il met le feu aux poudres, suscite une amorce, éveille chez chacun le désir de savoir, comprendre, agir, se risquer. Mais si ce travail embryonnaire, dans des espaces singuliers dévolus à la clinique, n’est pas prolongé dans les différentes instances institutionnelles, cette tentative de déplacement reste lettre morte. Autrement dit du déplacement du superviseur, chacun dans l’institution en est…responsable.
Joseph Rouzel, psychanalyste, superviseur, directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social (Montpellier) rouzel@psychasoc.com
Texte paru tronqué dans Le Journal des psychologues d'octobre 2012
August Aïchhorn, Jeunes en souffrance , Champ Social, 2000. J'ai republié ce texte passé aux oubliettes et produit un commentaire que l'on trouvera dans mon ouvrage La supervision d'équipes de travailleurs sociaux , Dunod, 2005.
Les minutes de ces séances, établies à la demande de Freud par Otto Rank, couvrent la période de 1906 à 1918. Elles ont été publiées en quatre volumes aux éditions Gallimatrd sous le titre de Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne , Gallimard, 1976.
Mireille Cifali, Le lien éducatif: contre-jour psychanalytique , PUF, 2005.
Francis Imbert, L'inconscient dans la classe: transferts et contre-transferts , ESF, 2005.
Fernand Oury et Aïda Vasquez, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle , Maspero, 1971.
Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2005.
Michael Balint, Le médecin, son malade et la maladie , PUF, 1996.
J'en ai donné un long développement dans mon ouvrage La supervision d'équipes en travail social , Dunod, 2007 et ce travail constitue le fond de la formation de superviseur que nous menons depuis 6 ans. Nous avons ainsi pu former à cette pratique singulière plus de 150 professionnels, éducateurs, assistants sociaux, psychologues, psychanalystes, chef de service, directeurs etc Pour plus de détails confer les sites pychasoc.com et asies.org, que nous animons. ASIES signifie: association des superviseurs indépendants européens. On y trouves des textes, et surtout un listing de plus de 200 superviseurs.
Jacques Lacan, « Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée » in Ecrits , Le Seuil, 1966
Qui demande ?
Daniel Pendanx
lundi 17 décembre 2012