dimanche 14 novembre 2010
Trente deniers suffiront-ils pour trahir la Prévention Spécialisée ?
Plaidoirie pour un métier en voie de désagrégation…
Quand l’argent s’en mêle tout s’emmêle !!
C’est bien mal connaître la Prévention Spécialisée que d’oser vouloir lui imposer une forme de gestion bureaucratique voire technocratique de son activité. Ou du moins, cela révèle-t-il une connaissance superficielle théorique et conceptuelle se traduisant aujourd’hui par une volonté fantaisiste de plaquer un style d’organisation et de management plus proche du traitement de dossiers passés au filtre de comptes d’apothicaires, alors que devrait être pris en compte en priorité l’individu et ses besoins pour ajuster au mieux les outils et les moyens auxquels recourir pour l’aider. Une belle illustration de l’enfer pavé de bonnes intentions…
C’est aussi faire montre d’une certaine forme de mépris à l’encontre de notre métier considéré encore aujourd’hui comme une « branche obscure » de l’éducation spécialisée, mais qui constitue toutefois, à mon avis, la plus respectueuse, la plus pertinente et la plus économique des actions éducatives auprès d’un public élargi évoluant dans un environnement ouvert qui est le sien. Néanmoins, la Prévention Spécialisée peine à se voir attribuer une place spécifique et différenciée dans l’éventail des outils de l’Aide Sociale. Ni tout à fait dans le champ de la Protection de l’Enfance, ni vraiment dans celui de l’insertion au sens large, la Prévention croise tous les dysfonctionnements sociaux et humains et se trouve mise à toutes les sauces – de la prévention primaire à la prévention de la délinquance, objet de spéculation et instrument stratégique, faire-valoir politique…- elle est la «mal aimée » et « l’incomprise » de l’Education Spécialisée du fait de la particularité de son intervention qui fait appel au libre arbitre des usagers , cela venant percuter les habituels et traditionnels modes de prises en charge où l’Institution «bienfaisante-bien pensante-bien traitante » s’octroie le droit de décider de ce qui est bon pour l’autre.
C’est enfin exprimer d’une manière criante ce que sont et où vont les priorités de nos grands penseurs, décideurs et employeurs pour lesquels l’Aide Sociale n’est plus qu’assujettie à la Finance et qui semblent avoir oublié ou perdu - dans les tortueux cheminements de l’économie et du profit - l’esprit de solidarité et les valeurs d’humanité qui l’ont fait naître. Cela ne procède-t-il pas d’une forme de reniement de leurs convictions humanistes, un émoussement de leur sens critique et un renoncement à lutter contre l’insensé et le déraisonnable, contre ce qui porte préjudice à l’Homme et l’empêche de s’épanouir et d’évoluer ? Braderont-ils la Prévention Spécialisée pour 30 deniers de plus dans leur coffre-fort et pour flatter dans le sens du poil les dispensateurs d’une manne financière plus conséquente ? Où sont ceux qui sont sensés nous représenter, qui parlera pour la Prévention Spécialisée et défendra notre travail, nos valeurs ?
Après le secteur hospitalier, le secteur du social et médico-social, protégé par son aura issue des valeurs humanistes dont se prévaut notre beau pays, est resté longtemps « le village gaulois qui résiste à l’envahisseur ». Mais cet envahisseur – que je comparerais volontiers à un gros parasite suceur de sous déjà obèse mais toujours affamé ! - paraît finalement être arrivé à ses fins, faisant voler en éclat l’aura précitée, foulant aux pieds les valeurs humanistes et mettant à genoux le dernier rempart de la conscience humaine collective. Nous assistons, impuissants, à ce long travail de sape qui génère un attentisme proche de l’immobilisme et une obéissance voire une soumission aveugle de nos responsables – associations gestionnaires, directeurs – aux caprices d’un Système composé d’hommes et de femmes dont la seule ambition affichée semble de s’enrichir toujours plus au détriment du « bas peuple » tout en faisant fi du plus simple bon sens et en refusant d’envisager un instant les conséquences ! Victoire, les spéculateurs ont enfin pu mettre à sac le seul secteur qui échappait à leurs griffes !! A quand le social coté en bourse pour rentabiliser davantage et rémunérer les portefeuilles des boursicoteurs… ?
Situons maintenant dans tout ce mouvement le travail en Prévention Spécialisée : il est essentiellement basé sur la relation comme un début de réponse possible face à l’exclusion, l’isolement, la souffrance et au mal-être des jeunes, des adultes et des familles d’autant plus stigmatisés qu’ils sont issus et vivent dans des quartiers paradoxalement au cœur des enjeux et des préoccupations politiques tout en étant simultanément abandonnés par les institutions qui désertent petit à petit les espaces publics - le repli de ces institutions ne faisant qu’encourager les mouvements de replis communautaires nés de la nécessité de l’union des forces pour parvenir à faire face à un environnement social considéré comme hostile parce qu’empreint d’incertitudes et empli d’embûches en tous genres qui constituent autant de freins à l’intégration et à l’insertion professionnelle (soit dit en passant, mais je ne m’étendrai pas là-dessus).
Ainsi, dans ce contexte géopolitique actuellement tendu, la tâche des éducateurs de Prévention Spécialisée n’est pas aisée car la légitimité de leur intervention repose avant toute chose uniquement sur la confiance qu’ils auront su instaurer dans leurs relations avec les habitants de tous âges dans leurs quartiers. N’en déplaise à ceux qui détiennent les cordons de la bourse et s’imaginent détenir par là même le pouvoir de nous imposer leurs règles et leurs exigences dans nos pratiques, aucune injonction, aucun mandat, ne peut obliger une personne ou un groupe de jeunes à faire confiance et à travailler avec un éducateur. Il faut donc bien dissocier la mission et le contrat de travail - qui dépendent effectivement de nos financeurs, décideurs et employeurs - du travail de terrain : qu’ils n’oublient jamais que la légitimité de notre intervention, c’est le quartier et l’ensemble de ses habitants qui nous l’octroient , ce sont eux qui rendent notre travail pertinent et possible. C’est là une des nombreuses caractéristiques qui rendent la Prévention Spécialisée si insaisissable et irritable ! Mais en attendant, les éducateurs sont les seuls représentants institutionnels qui perdurent quand tous les autres font défaut…
De fait, la confiance ne se décide pas, elle ne va pas de soi. Elle prend racines dans la constance et se construit chaque jour, à chaque instant, dans les quartiers, mise à l’épreuve du temps. Les jeunes, les adultes, les parents vérifient notre fiabilité et notre persévérance, ils « testent » l’éducateur en bousculant les principes fondateurs de notre métier préalablement présentés, qui sont (petite piqûre de rappel pour ceux qui n’auraient pas retenu ou appris la leçon ) : la libre adhésion (public non captif, libre dans son environnement, libre de se saisir ou non de l’offre relationnelle proposée et de l’aide des éducateurs), l’absence de mandat nominatif (pas de « téléguidage » ou orientation des éducateurs sur des jeunes en particulier sans validation préalable de leur part, et donc absence de contraintes dans la relation), respect de l’anonymat (confidentialité assurée), non institutionnalisation (pas de production d’actions pérennes au bénéfice d’actions individuelles ou collectives construites à partir des besoins des personnes et avec elles).
Tout au long du parcours de construction de cette confiance réciproque qui constitue le socle de la relation d’aide éducative, la réactivité et l’adaptabilité de la Prévention Spécialisée requiert de la part des professionnels que nous sommes à la fois de la souplesse, de la mobilité, une certaine liberté d’initiatives et de décisions nécessitant des moyens en adéquation avec notre mode d’intervention qui ne menacent pas la personne aidée ni n’interfèrent dans la relation éducative et qui ne mettent pas en péril les fondamentaux de notre métier.
Or, en droite ligne de ce que j’ai exposé précédemment, la Prévention Spécialisée subit de plein fouet l’incohérence des choix politiques opérés en matière de financements de l’Aide Sociale sous des prétextes d’économie, sans que soit aucunement pris en compte la réalité des besoins du public et du travail des éducateurs sur le terrain.
Les besoins rencontrés - et auxquels nous devons faire face - changeant et variant selon le lieu, le temps, le contexte politique, le climat socio-économique, sont surtout exprimés au regard de la situation individuelle de chaque personne qui a souhaité nous rencontrer. Pris dans notre intérêt pour elle, nous nous préoccupons toujours de mettre du sens éducatif jusque dans les dépenses occasionnées dans les limites de nos possibilités ; certes, au gré des circonstances il arrive que nous dépassions ces limites, mais nous ne flambons pas pour autant à tort et à travers l’argent des contribuables dont nous faisons aussi partie, faut-il le rappeler à nos financeurs qui ont souvent le mauvais goût de nous faire croire que l’argent qu’ils détiennent leur appartient en propre…
Nous n’avons pas de nombres limités de jeunes et de familles auxquels nous avons affaire qui permettraient de dresser un budget prévisionnel fixe et rationnel, comme on peut en trouver dans les institutions ou services où le nombre de places est définie, avec une estimation de dépenses généralement récurrentes, au plus près des nécessités quotidiennes, et également prédéfinies par ligne de dépense (loyer, argent de poche, vêture, loisirs…)
Un ticket de bus ou deux, un peu d’argent pour acheter des médicaments, des cigarettes ou remplir un frigo que nous savons bien vide, des timbres pour trouver un emploi ou un stage, un stylo, de la monnaie pour le photomaton ou accéder à un ordinateur au service jeunesse, un café que l’on prend en attendant un jeune (encore) en retard , un sandwich pour celui qui n’a pas mangé, quelques euros pour la cagnotte des partenaires afin de participer au café collectif ou contribuer à l’achat de papier d’imprimante… Les jours se suivent mais ne se ressemblent jamais, en Prévention Spécialisée…
Alors, qui peut – à part nous, professionnels de terrain - s’autoriser à jauger la valeur financière de notre investissement dans la relation éducative que nous engageons avec chaque individu que nous rencontrons ? Sur quels critères ou arguments objectifs et concrets pourra-t-on juger qu’une dépense est justifiée ou non ? Qui peut cautionner une politique d’économie de bouts de chandelles dont nous ne savons ni d’où elle s’origine réellement ni où va aller tout cet argent économisé ?
Qui dupe qui dans cette pseudo rationalisation des coûts consistant à imposer un protocole lourd qui exclut toute spontanéité dans la relation à l’autre, qui s’attache davantage à la forme (plafonnement, justificatifs à produire…) qu’au sens éducatif des dépenses engagées, qui pousse à la malhonnêteté (production de faux, récupération de justificatifs tous azimuts…) et qui menace de créer un climat de suspicion et de contrôle entre les éducateurs et les jeunes, entre les éducateurs et leur hiérarchie, accentuant des liens de subordination infantilisants à tous niveaux, au risque d’éloigner les éducateurs et les cadres intermédiaires de leurs missions principales par une préoccupation constante née de l’obligatoire et systématique justification de toutes les actions et décisions prises sur le terrain.
Penser et accepter d’envisager Prévention Spécialisée, Aide Sociale ou Education Spécialisée par l’entrée « finances » est purement suicidaire car cela augure non pas une évolution dans l’idée d’un progrès au bénéfice des plus démunis et des plus fragiles, mais plutôt une régression qui, par étranglements budgétaires successifs, verra la consécration d’un désengagement de l’Etat ayant pour conséquences le recours à des fonds privés pour traiter la question de la misère, du handicap et de l’inadaptation, avec en contre point la disparition de ces travailleurs sociaux qui coûtent si (peu) chers, finalement, mais qui ne rapportent rien…
Fataliste, pessimiste… peut-être. Mais peut-être pas.
Ne serait-ce qu’un scénario catastrophe tirée de mon imagination débordante ?
Je l’espère.
Pour autant, n’avons-nous pas un devoir de vigilance, ne sommes-nous pas dotés, nous, éducateurs, de facultés à pressentir, à penser, à réfléchir, à analyser, à élaborer, pour anticiper, pour prévenir, pour traiter, pour projeter, pour construire ?
Je crois qu’il faut se battre pour défendre nos valeurs humanistes et professionnelles,
Je crois qu’il faut encourager toutes les formes d’expression et de prise de conscience citoyenne de tous ceux qui ne savent pas et ne peuvent pas s’exprimer,
J’appelle de tous mes vœux le retour à l’indépendance de la pensée, du courage d’afficher ouvertement le désir de lutter et de refuser ce qui est inique et destructeur pour l’Homme,
Je veux pouvoir continuer à croire en l’Homme et à construire un monde meilleur pour les générations à venir…
_______________________________ R.MONTEIL – novembre 2010 _____________________________________
se caractérise par certains stéréotypes, tels que la lenteur, l'irrationalité, l'indécision ou l'aveuglement.
(politique) relatif à la technocratie, système administratif envahissant les structures sociales et politiques dans lequel les experts et les technocrates prennent un pouvoir prédominant de ses activités.
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