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Une petite fiction à propos du « Touche–moi-pas ! »

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Frédéric Vinot

jeudi 28 février 2008

S’interrogeant sur les fondements du lien social, Freud dans « Totem et tabou » 1 s’est attaché à repérer quelques invariants des sociétés appelées à l’époque « primitives ». Ce faisant, il met en valeur la valeur structurante du tabou, qui passe par la nécessité de lieux, d’objets, d’êtres (animaux ou humains) ayant comme particularité de relever de catégories à part, constituant des exceptions. Qu’il s’agisse de position d’exception ou d’états d’exception les personnes ou choses tabou sont « le siège d’une force terrible [le mana des polynésiens] qui se communique par le toucher et dont la déliaison a des effets funestes quand l’organisme qui provoque la décharge est trop faible pour y résister » (p.222). C’est-à-dire que la fonction tabou s’appuie sur une interdiction du contact, du toucher. Parmi les personnes tabou, on peut trouver selon les ethnies : le mort, le nouveau-né, la femme dans ses états de souffrance, l’individu tout juste parvenu à sa maturité sexuée, mais également le roi, le chef, le souverain.

A propos du tabou des souverains, Freud (s’appuyant sur Frazer) a cette formule limpide : « on doit se préserver d’eux et on doit les préserver» (p.245). On doit se préserver d’eux parce qu’ils sont « porteurs de cette force d’enchantement, mystérieuse et dangereuse qui se communique par contact, telle une charge électrique, et qui apporte à celui qui n’est pas lui-même protégé par une charge semblable la mort et la perdition » (p.245-246). Mais on doit les préserver car « c’est sa personne qui règle le cours du monde » (p.248). Et Freud de rajouter que le peuple se méfie du souverain car le moindre manquement aux prescriptions peut entraîner des catastrophes naturelles, économiques, etc…

Cet interdit du contact peut d’ailleurs se retrouver sous une autre forme dans le noli me tangere , le « ne me touche pas » que Jésus, après sa résurrection, adresse à Madeleine (Saint Jean, XX, 17). D. Anzieu 2 , y consacrant quelques pages, rappelle que tangere a en latin la même diversité de sens corporels et affectifs que le verbe français toucher, depuis « poser la main sur » jusqu’à « émouvoir ». Cette dernière indication sur la dimension de l’émotion n’est pas sans nous intéresser tant elle résonne avec « la politique de la compassion » 3 que l’on voit mise en œuvre (notamment autour du motif victimaire).

Bien sûr de nos jours, un contact physique avec le souverain n’est plus pris comme transgression du tabou induisant un risque de mort par transmission de mana. Cependant, on est en droit de penser qu’il reste quelque chose de cette fonction d’exception, que chacun peut ressentir en présence d’un personnage qui lui est important (que ce soit par déférence ou provocation, il y va toujours d’une forme de reconnaissance de l’exception). Bien sûr il ne s’agit pas de faire l’apologie de l’inégalité, de la supériorité des uns sur les autres, il s’agit de se référer à une différenciation des places et l’une d’elle qui fait exception. Il y a une fonction d’exception à maintenir, si coûteuse soit-elle. Les chefs d’états ne se sont pas privés de jouer de cette fonction d’exception. Certes chacun à leur façon, mais il s’agissait d’en faire un usage.

Imaginons maintenant, simple hypothèse d’école bien sûr, un pays où, pour des raisons ignorées, le chef ferait fi du tabou, un pays où le chef ferait un autre choix que payer le prix de la fonction tabou. L’homme prenant le pas sur la fonction, le discours martèlerait que c’est un homme comme les autres et en tant que tel il tient à établir une « proximité » avec ses autres. Il ne serait pas impossible qu’une certaine « défaillance de la fonction présidentielle » puisse être entendue comme un effet de cette stratégie de proximité. La proximité risque en effet de ruiner la fonction d’exception que le chef doit occuper pendant le temps de son mandat.

On comprendrait dès lors que certains sujets de ce souverain, le voyant s’approcher, le voyant promettre la jouissance d’un contact, lui renvoient son propre message sous forme inversé : « touche moi pas ! ». L’inversion s’entendrait dans la formule elle-même (le « moi touche pas » d’une certaine forme de respect s’inverse littéralement dans le « touche moi pas »). Il n’y aurait là ni insulte, ni bravade, mais bien au contraire un rappel de cette fonction tabou, un appel à la mise en place d’une dissymétrie fondamentale. Cela se comprend si l’on garde en tête que la transgression de l’interdit du toucher (ou de la proximité) est sanctionnée par un risque de transmission traumatique du mana.

Poursuivons notre petite fiction et nous irons à deux remarques : premièrement, dans notre exemple fictif l’interdit du toucher est rappelé non pas par celui qui est en position d’exception, le « possesseur » du mana, mais bien par l’autre, celui qui craint le mana. Nous sommes donc en présence d’un retournement étonnant de situation où l’on voit celui qui est sensé incarner la Loi y être rappelé malgré lui… A la limite, on pourrait se dire qu’il s’agit ici d’une des formes d’appel au symbolique et peu importe qui le formule. Mais cela faire l’impasse sur un second point : comment le souverain accueillerait-il ce message ? Plusieurs pistes sont possibles : il pourrait y entendre une dimension structurante avec la possibilité de réintroduire de l’exception, se sortant par exemple d’une relation duelle par un mot d’esprit 4 qui se référerait à un tiers (la« dritte person » que Freud évoque dans Le mot d’esprit ) ; mais si cet appel était entendu sous la forme d’une insulte, cela ouvrirait au questionnement... Accueillir ce message comme une insulte c’est y réagir d’une position duelle, imaginaire qui n’ouvre sur aucune exception tierce : c’est entre lui et moi.

« Touche moi pas » ce serait le rappel du prix à payer pour occuper cette place particulière de l’exception. Ne pas l’entendre ainsi risquerait d’exposer le souverain aux effets les plus radicaux d’un retournement populaire. Mais bien entendu, il ne s’agit là que d’une simple fiction, non ?

1 Sigmund Freud, Œuvres Complètes, vol. XI, PUF, 1998.

2 Didier Anzieu, Le Moi-peau , Dunod, 1995.

3 Myriam Revault d’Allonnes, l’homme compassionnel , Seuil, 2008.

4 Le lundi 25 février 2008 Olivier Duhamel rappelait sur France Culture qu’à un homme lui criant « mort aux vaches ! » De Gaulle avait répondu « vaste programme, monsieur ».

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